Récit de voyage

, par dani

Récit de voyage

à Juan.

Sur le toit de la vedette qui glissait sur l’Amazone je brûlais sous le soleil tropical. Allongé sur les sacs, torse nu, rafraîchi par le vent et par les intervalles où un épais nuage cachait les rayons de l’Inti, je ne me rendais pas compte que j’allais bientôt être transformé en langouste. Bizarre, le gringo...

Parfois, des feuilles ou d’autres détritus flottants se coinçaient dans l’hélice. Le copilote relevait le moteur, nettoyait, et on repartait. Une branche a même provoqué des dégâts.

Le grand fleuve décrit d’éternels zigzags. Au détour d’un lacet, nous croisâmes un bateau, de ceux qui mettent trois jours à faire le voyage depuis Laeticia (village frontière entre la Colombie, le Brésil et le Pérou) jusqu’à Iquitos. C’est un enfer de chaleur, où les passagers sont entassés hamac contre hamac. L’eau du fleuve mal filtrée vous provoque toute sorte de maladies intestinales. Certains n’en pouvaient plus et auraient donné toutes leurs économies pour prendre la place qui restait sur notre Amazona Express. Nous embarquâmes une femme et un gosse.

 Qué es eso ?, demanda Charles au capitaine pour engager la conversation. Sur une banquette, il y avait des caisses couvertes d’un plastique.

"Eso ? Contrabando !" Et après un instant, où nous notre inquiétude et notre perplexité face à un tel aplomb durent se remarquer, il continua : "No, solo café, shampoo, cosas de Brasil". En fait, tout ce que l’on voit sur les marchés informels des villes du Pérou.

Nous craignions de passer un bon moment à la douane.

 No se preocupen, ajouta-t-il comme s’il comprenait ce que nous disions en français, todo está arreglado con la policía. Esto pasa sin que lo revisen.

Vers huit heures du soir nous atteignîmes le chef-lieu de l’Amazonie péruvienne. En allant dîner, nous rencontrâmes une amie qui travaille avec Médecins du Monde. Elle nous apprit que le Sentier Lumineux avait assassiné Maria Elena Moyano, l’adjointe au maire de Villa El Salvador, un bidonville de Lima. Dix kilos de dynamite. Cela nous replongea tout d’un coup dans cette horreur du quotidien que l’on avait oublié un peu pendant ces vacances.

Nous hésitions à passer à Tarapoto avant de rentrer à Lima, pour un dernier adieu à cette ville où nous avions vécu seize mois. Nous n’avions plus d’argent et il ne fallait pas trop retarder le retour en France. Pourtant l’expérience qui nous attendait à Tarapoto nous tenait à cœur. Elle nous faisait peur en même temps.

Le Chaman devait nous dire quelques jours plus tard : "C’est normal, l’Ayawasca agit souvent avant même que tu ne la prennes".

En d’autres circonstances cette phrase aurait laissé plutôt sceptique mon esprit taillé dans un moule plutôt scientifique. Sous la magie de la madre de la selva, pourtant, cela ne contredit nullement le concept que j’ai de la causalité.

Mais j’anticipe... nous n’étions encore même pas sûrs d’y aller. Le hasard devait décider. Il n’y avait plus de place avant trois jours dans l’avion pour Lima et ça nous coûterait plus cher de rester à Iquitos que de faire escale à Tarapoto.

C’est ainsi que nous sommes arrivés à Takiwasi. Jacques partait le jour même pour un congrès d’ethnomédecine à Lima. José, l’autre chaman pourrait nous initier. Nous savions que la règle était de s’intégrer d’abord à l’équipe. On n’était pas assuré d’être admis au rituel. Cela dépendait de la relation qui s’installerait. C’est une responsabilité pour le chef de cérémonie de faire prendre la purga à quelqu’un.
José était un homme chaleureux. Rien à voir avec le cliché que l’on peut avoir d’un sorcier. Le soir il nous invita faire une partie de foot (c’est con, je n’y joue jamais), puis cueillir des herbes médicinales. Le lendemain nous devions prendre la Yawarpanga, et les herbes serviraient pour la douche préalable. José reconnaissait le pouvoir des plantes par leur forme, leur odeur, leur consistance...

La Yawarpanga est un puissant vomitif qui purifie le corps et l’esprit. C’est aussi une première épreuve avant l’Ayawasca. Bien sûr, nous appréhendions ce moment. Après une demi-journée de jeûne, on avala une bouillie d’herbes qui dégageait une agréable odeur de basilic, puis trois grands verres d’eau. Au début l’effet ne vint pas, il fallut le déclencher avec des exercices de respiration. Mais ensuite, on vomissait immédiatement après chaque verre d’eau qu’on avalait.

Ce tout premier contact avec la médecine traditionnelle du Haut Huallaga m’en révéla toute sa finesse. La sensation ne fut absolument pas celle à laquelle je m’attendais. On appréhende un vomissement tel qu’on les connaît en général, lorsqu’ils font suite à l’ingestion d’une substance altérée, un poison que le corps rejette. La Yawarpanga, au contraire, est douce, et le corps l’assimile sans aucun malaise. Quant au vomissement qu’elle provoque, on sent qu’il vient d’une action directe sur le système nerveux qui déclenche un réflexe de contraction de l’estomac. Dès lors, ce que l’on rejette n’est pas une bouillie de nourriture et de sucs gastriques en décomposition, mais seulement de l’eau suavement parfumée. On vomit sans contrainte, sans appréhension et presque avec plaisir.

Cependant l’épreuve arriva, mais pas là où je l’attendais. Au bout d’un moment il fallait arrêter de boire pour couper le processus, qui paraissait aller en s’amplifiant. Les contractions continuèrent alors sur un estomac vide. Ce n’était toujours pas écœurant, mais sacrément douloureux. Peu à peu, avec difficulté, je rejetai une sorte de gélatine, parfumée aussi au basilic. Au lit, la fréquence des contractions se mit à diminuer alors que leur intensité devenait presque insoutenable. Epuisé, je sombrai dans un profond sommeil.

Le lendemain, après une nuit paisible, je sentais d’agréables courbatures dans tout le thorax et l’abdomen, comme si j’avais fait travailler des muscles dont je n’avais jamais soupçonné l’existence.
Vint enfin le grand jour, qui commença aussi par un calme après midi de jeûne. Le soir nous étions une dizaine de personnes dans la maloca, sorte de grande hutte de forme ovale, avec un toit de palmes et sans autre mur que des moustiquaires. On avait bien balayé avant.

Pour commencer le rituel, le chaman traça au sol un cercle d’eau bénite et nous expliqua qu’il ne fallait pas en sortir afin de se préserver de toute présence nuisible. Puis il s’assit le regard à l’est, où apparaîtrait le lendemain le roi Inti. Lentement, il plaça ses objets fétiches sur une sorte de napperon et alluma une cigarette de Mapacho.

Une série de gestes répétés mille fois depuis la nuit des temps, doux et mécaniques, se succédèrent pendant un long moment. Il bénit la purga avec un geste de croix. Pour la potentialiser, il souffla une bouffée de fumée dans le bocal, le referma, puis le secoua tout en chantant un Icaro. Chacun son tour, il appela les membres du cercle qui vinrent boire la potion. Il évaluait la dose en fonction de la personne. Pour Charles et moi, il fut prudent : malgré notre corpulence, c’était la première fois que nous en prenions. J’avalai d’un seul coup l’épais liquide marron foncé. Ce fut un goût âcre qui me remua les tripes.

Il ouvrit ensuite la session en soufflant de la fumée sur la tête, dans la chemise et dans les mains de chacun de nous.

Ce soir-là je restai bredouille, l’ayawasca n’eut quasiment aucun effet sur moi. Je guettai longtemps les effets de la drogue. Certes, quand je fermai les yeux quelques phosphènes paraissent parfois s’organiser et prendre forme au fond de ma rétine, mais si furtivement, qu’à peine je tentai d’en appréhender le sens, ils reprenaient leur trajectoire aléatoire et évanescente.

Tout d’un coup je crois voir une lampe rouge, assez puissante, en bas à gauche. Maintenant, c’est un tourbillon multicolore qui s’ouvre en son centre. J’entr’aperçois au fond un coucher de soleil sur la mer. Deux fractions de seconde où je tutoyai l’esprit de l’ayawasca, sans qu’il daigne assouvir plus avant ma curiosité.

Par le calme ambiant mon impatience s’estompe, je me laisse bercer par les icaros que j’apprends peu à peu. Ces chants mélodiques et répétitifs évoquent en moi des sensations douces et harmonieuses. José chante de manière presque ininterrompue. Parfois il se lève et s’approche des gens pour sonder l’état de leur ivresse. Il me demande si j’éprouve quelque chose.

 A peine, lui dis-je. Un peu déçu, et comme pour s’excuser, il ajoute : "Bueno, aliguito fue !"

A la longue, l’ennui me gagne quelque peu. Par politesse, et aussi par la précaution que l’on m’a recommandé d’observer, je ne peux quitter la séance. A les voir, je me demande si l’ayawasca a un quelconque effet sur mes camarades, ou si comme moi ils finissent par trouver le temps long.

J’exerce mes yeux dans l’univers de la pénombre, dans l’espoir de trouver quelque chose d’analogue à la danse des phosphènes qui a cessé depuis un moment. Tout d’un coup, l’ombre de Dionysio, assis en face de moi, prend une vague forme simiesque, comme lorsqu’on croit distinguer quelque chose dans les nuages.
Le lendemain, je fus surpris par tous les phénomènes évoqués au cours de la conversation, au point de me demander s’ils parlaient de la même soirée que moi. Ils disaient avoir communiqué entre eux, et perçu les mêmes présences. Encore une fois, je restai plutôt sceptique. Leurs descriptions restaient générales et en dehors du concret, ce qui rendait assez difficile d’en dégager une vérité, au sens que l’on donne habituellement à ce terme, c’est-à-dire quelque chose de vérifiable.

Questionné sur ce que j’avais ressenti, je finis par leur raconter, presque pour leur faire plaisir, ce que je viens de décrire ci-dessus.

 Ce n’est certainement pas un hasard, me dit Dionysio, car le singe est mon animal totem.

Pas très convaincu, moi, sur le coup. En premier lieu, il y avait Martín, un singe qu’ils avaient à Takiwasi, dont j’avais pu inconsciemment projeter l’image. Et puis j’avais été le premier à évoquer cet animal, rien ne me prouvait la bonne foi de Dionysio. Je vois à présent à quel point je réagissais en fonction de mon esprit analytique, ignorant encore quel peut être le véritable sens d’un tel phénomène. Pourquoi l’important était-il alors pour moi de savoir si c’était ou non une coïncidence ?

Il restait tout de même que je ne pouvais pas vraiment douter de Charles. Etat de conscience modifiée, certes, mais après : esprit de l’ayawasca ? expérience surnaturelle ? inconscient collectif ? délire de groupe ? Pour moi, la réponse n’était pas ce jour-là au rendez-vous.

Nous consacrant aux tâches quotidiennes de Takiwasi, les jours suivants s’écoulèrent agréablement. Un jour, pour remercier nos hôtes, nous cuisinâmes un bœuf gardian, ou du moins une adaptation avec ce que l’on a pu trouver au marché de Tarapoto. Même les végétariens firent exception à leurs habitudes.

Nous nous lavions dans le torrent de montagne qui bordait la propriété. Sur la ceja de selva, rencontre entre la cordillère des Andes et la forêt amazonienne, ses eaux sont déjà tièdes mais encore cristallines. Avec ses pierres polies, blanches, énormes comme des œufs préhistoriques, semblables à celles de la rivière de Macondo, on construisit une retenue qui nous servit de piscine. Deux jours plus tard, la crue provoquée par des pluies torrentielles allait tout emporter.

S’il n’y avait pas eu cette impatience de renouveler l’expérience de l’ayawasca, je n’aurais pas senti le temps passer. Le chaman ne pouvait augmenter la fréquence des séances. Il faut laisser au corps et à l’esprit le temps d’assimiler une expérience si profonde. Deux fois par semaine au plus, trois exceptionnellement. Les chamans, qui suivent un parcours initiatique intense et prolongé, doivent faire des diètes de méditation dans la jungle profonde. Rony, un des disciples de Jacques et José partit au cours de notre séjour.

Aujourd’hui, il m’est impossible de dissocier ma rencontre avec l’ayawasca de l’ensemble de mon expérience vécue à Takiwasi, et même de ce qui la précéda comme de ce qu’il advint de moi ensuite, de ma vie tout entière en somme. De la même manière qu’un amour est indissociable de la chambre dans laquelle on le fait la première fois, de la ville ou le pays où on le vit, l’ayawasca est un tout qui nous glisse entre les doigts dès que l’on essaye de l’enfermer dans des concepts intellectuels. On ne dit pas "Je t’aime" à quelqu’un, comme on dit "J’aime la philosophie" ou "J’aime les mathématiques". Je commençais à comprendre José lorsqu’il disait que l’ayawasca agit avant qu’on ne la prenne... A moi, peu à peu elle me faisait la cour.

Cependant, j’étais encore enfermé dans un esprit ethnographique, voire anthropologique, très éloigné de l’expérience intime et profonde qui m’attendait. Parmi ces préoccupations intellectuelles qui motivaient ma curiosité, je cherchais en particulier à comprendre comment la transmission des connaissances est assurée dans les civilisations de l’Amazonie. Ayant pratiqué l’enseignement tant sur les bancs de classe que sur l’estrade, face au tableau, j’ai connu l’échec de nos disciplines alambiquées lorsqu’il s’agit de les transmettre aux jeunes générations, du moins autrement qu’en passant par l’éternel et douloureux : "J’aime pas l’école". Bien que je ne lui eusse encore jamais fait part de ces inquiétudes, José m’apporta quelques éléments de réponse au cours d’un repas, à travers une anecdote : encore une coïncidence... Il était allé à un congrès aux Etats Unis, au cours duquel il expliqua que, selon lui, les plantes nous parlent.

 Il y avait une botaniste nord-américaine, expliqua-t-il. Puis, tout en mimant, il ajouta : "Tu vois, une de ces bonnes femmes grosses comme il y en a là-bas, tellement obèse que tu comprends tout de suite qu’elle est carrément mal dans son corps".

En bonne scientifique orthodoxe, elle s’était insurgée suite à je ne sais plus quelle réflexion de José, à moitié poétique comme il savait en faire. Il lui avait alors répondu :

 Mais, Madame, vous me dites que vous enseignez la botanique ? Si vous n’écoutez pas ce que les plantes nous disent, comment pouvez vous transmettre à vos élèves ce que vous savez sur elles ?

Je ne saisissais pas encore le sens de son propos, mais il ajouta en finissant ses mots par des onomatopées :

 Plus tard, on entendit des hurlements dans le couloir. C’était la grosse qui était coincée dans les cabinets. Pas vraiment coincée, en fait elle n’avait pas compris qu’il fallait tirer la porte et non pas la pousser... Alors je lui dis : "Vous voyez bien, Madame, il faut écouter le monde qui vous entoure ; la porte aussi elle vous parle, si vous l’aviez écoutée, vous auriez su qu’il fallait tirer sur la poignée, et non pas pousser."

Nous participâmes à une deuxième séance avant de rejoindre Lima. Pour moi, cette fois-ci José mit la dose. Je sentais qu’il aurait été presque vexé si j’étais reparti sans avoir connu l’ivresse de l’ayawasca et les couleurs du tohé. Peut être aussi, malgré le sincère respect que j’exprimais pour son savoir, il avait senti de ma part un certain scepticisme ou une incompréhension. Il savait qu’il ne saurait m’en dire plus par des mots et qu’il ne me serait possible de franchir le pont qui nous séparait qu’à travers un vécu personnel de la purga. Il remplit donc à ras bord le gobelet rituel, qui n’était qu’une petite tasse métallique émaillée, vaisselle incassable pour enfants dans les années ’60, comme celles dans lesquelles je prenais mes goûters d’enfant à Montevideo.

Le breuvage me provoqua des hauts de cœur, mais je n’allais vomir que plus tard. José ouvrit la session. Cette fois-ci, parmi les objets posés sur le petit napperon face à lui, il a ajouté deux clochettes tibétaines, identiques, reliées par un même fil. Lorsqu’on les fait sonner l’une contre l’autre, elles génèrent étrangement dans l’espace des zones de bruit et de silence alternativement. Je connaissais ce phénomène singulier que la physique appelle interférence entre deux sons purs de même fréquence. A l’école, j’ai appris à l’analyser, à le décrire par des équations, à l’utiliser pour dominer et domestiquer ce qui nous entoure. Ici, au contraire, ce médium nous permet de percevoir et de comprendre le monde tel qu’il est, à travers tous nos sens.

Vu la dose, l’effet de la drogue ne se fait pas attendre. Je sens une ivresse m’envahir le corps, et la tête me tourne un peu. A partir de cet instant, j’ai du mal à retranscrire ce que je ressens par des mots. Ou plutôt si, j’y arrive, mais dans la réalité ces mots se confondent avec des images, de véritables images perçues par mes yeux, ainsi que des sensations de tout ordre : olfactives, tactiles, sonores. Je sens que les mots n’en sont qu’un faible reflet. Pour guider mon ivresse, je me concentre sur les icaros qui deviennent un riche langage sensoriel.

C’est cela que l’on appelle couramment les hallucinations. Mais comme l’expliquait Jacques en se référant à la définition de ce mot dans le dictionnaire, le terme n’est pas vraiment adapté, car tout au long de la séance d’Ayawasca (lorsqu’elle se passe bien du moins), on reste totalement conscient, indépendamment de l’intensité de l’effet. On sait toujours qui l’on est, où l’on est et ce que l’on a ingéré.
Comprendre le rite. Sous l’effet de l’ayawasca, cela devient une urgence oppressante. Il ne s’agit plus seulement de respecter des coutumes, je dois maintenant les faire miennes, au risque de perdre pied dans ce nouvel univers. Car au fur et à mesure que je le sonde, je comprends que les icaros et les bouffées de fumée sont le langage à travers lequel on y communique. Le rituel initial, c’est apprendre les règles de ce langage. Un peu comme en plongée sous-marine : sachant que sous l’eau nous ne pourrons parler et que le seul son que nous percevrons sera le bercement du bruit des bulles, on élabore un langage codé de signes.

Comme ce sport aussi, qui, grâce à l’apesanteur dans l’eau, nous permet d’évoluer dans l’espace et non plus dans les limites d’une surface, l’ayawasca nous ouvre à de nouvelles dimensions. Le temps, par exemple, n’est plus perçu de manière linéaire. Il est court et très long à la fois, il n’a pas de début et de fin définis. De là à parler de pouvoirs divinatoires, par souvenir du futur, il n’y a qu’un pas. Que je ne ferai pas. Pas encore, du moins.

Ainsi, je parcours peu à peu ce nouveau jardin. Comme Alice, après maintes péripéties, j’ai trouvé la petite clé en or et la taille idéale pour passer de l’autre côté de la porte, cette porte à travers laquelle j’avais déjà regardé lorsque je me croyais grand.

Dans la charpente en bois de la malloca je vois des cordages qui font des zigzags. Tout à l’heure, j’ai passé plusieurs heures à refaire un fauteuil en osier. C’est certainement cette image que je projette.

Et alors ? Mes cordes sont bien là et elles me racontent un tas de choses intéressantes. J’oublie un peu les autres et aussi le chaman. Par cet isolement peut être les nausées m’envahissent à nouveau. A cet instant même Dionysio me voit avec mon fauteuil entouré d’un écran réfractaire. Il prend une énorme épée et frappe un grand coup, faisant voler en éclat les nœuds et les tresses tendues. Cette fois-ci je n’y échappe pas, et en même temps que j’expulse l’épais liquide, je sombre dans un autre paysage. Les cordes se transforment en dragons chinois multicolores et après je ne me souviens plus.

Lorsque je réussis à reprendre le fil de l’histoire, je ne saurais pas dire combien de temps j’ai été absent. Mais bien que je n’ai aucun souvenir, rien ne me semble anormal ; je n’ai nullement la sensation de revenir d’un sommeil ou d’un évanouissement. Plus encore, j’ai l’intime conviction que sur le coup j’étais conscient, même si je ne m’en souviens plus.

Ce fil de l’histoire commence par Sacha. Il revient dans le cercle et le chaman exécute le rituel correspondant. Je reprends le dialogue, ou du moins je les perçois communiquer entre eux. Dès lors, et pour le reste de la séance, tout se conjugue à la première personne du pluriel. Pourquoi et quand Sacha était-il sorti, enfreignant ainsi la règle ? Etait-il effectivement sorti ? Oui, uriner, paraît-il, mais juste après avoir pris le breuvage, et bien avant que je ne vomisse. Mais qu’importe, le fait est que ce retour, imaginaire, réel ou déplacé dans le temps, marque, après l’expérience intime (et oubliée), le début d’un processus collectif.

Reprendre le dialogue avec les autres, c’est m’intéresser de nouveau aux icaros. Je commence à connaître certains chants, et je joins ma voix au cœur qui accompagne le chaman.

Je regrette que Charles ne soit pas là. Sa première expérience avait été un peu inquiétante et par appréhension, il se contrôlait et la drogue ne lui faisait pas d’effet.
Je ne le vois pas. Bien que mes yeux se soient habituées à la pénombre, allégée maintenant par la clarté de la lune entre les arbres, et que je distingue la silhouette des autres participants, son corps à lui reste sombre. Il avait eu la même sensation lors de la séance précédente. A son tour il m’avait vu sans tête.

Je ne saurais plus dire si l’effet de la drogue se finit d’un seul coup ou très progressivement. En fait je crois que c’est les deux à la fois, ce qui n’a rien d’illogique dans la distorsion du temps que l’on expérimente. Le fait est que tout d’un coup, je me rends compte que je ne sens presque plus aucun effet, sans que je puisse dire avec précision ce qu’il en était l’instant précédent. Le temps que nous avons passé à chanter à certainement long, mais je ne saurais dire quand exactement les icaros, ces éléments du langage d’un autre univers, sont repassés dans celui-ci, redevenant des chansons, essentiellement sonores, pourvues paroles intelligibles. Maintenant, notre dialogue en langue étrangère s’est estompé et nous sommes plutôt en train de travailler notre voix, de nous entendre, voire de nous écouter. Le conscient et l’inconscient, qui pour un moment ont cheminé côte à côte, reprennent leur place respective. La sortie de l’autre monde est progressive, mais l’entrée dans celui-ci ne peut être qu’abrupte. Déterminer avec précision l’instant du début de l’état normal, c’est l’essence même de la conscience, sa définition presque, qui implicitement englobe la notion de temps. Prendre conscience. Le propre de l’homme, et donc du retour dans ce monde, est justement d’avoir conscience de son existence. Le souvenir que l’on garde de cet autre monde, celui de l’ayawasca, nous dérègle toute notre logique, nous pousse à reconsidérer les concepts les plus élémentaires qui semblent aller de soi. Dans ce voyage, c’est grâce au savoir ancestral du chaman que nous ne sombrons pas dans la folie.

Je crois la session se terminer peu à peu, et je n’imagine nullement le dénouement qui va suivre. José procède même à sa clôture, par un rite assez semblable à celui du début. C’est un peu comme la désignation officielle et sociale de la date de retour dans ce monde que j’évoquais plus haut.

Dionysio protesta, l’effet de la drogue continuait encore en lui. En y repensant, je crois que l’absence de Jacques a un peu bousculée les habitudes. Ce n’est pas qu’il ait eu un rôle plus important que les autres, mais il manquait une pierre dans l’équilibre de Takiwasi.

Nous reprenons donc les icaros. José me dit amicalement : "Chante quelque chose, toi." Je ne me voyais pas mener le chant d’un Icaro traditionnel, il le faisait mieux que moi. Je cherchai quelque chose qui me soit propre et qui pourrit en tenir lieu. Mais nos chansons sont trop explicites et articulées pour jouer ce rôle.
D’un coup j’ai ce qu’il faut. A dix-huit ans je faisais de la voile avec des amis, et sur une plage bretonne, autour d’un feu, nous chantions des canons répétitifs :

Vent frais, vent du matin,
Vent qui souffle au sommet des grands pins,
Joie du vent qui souffle, allons dans le grand
Vent frais...

Mon chant fait réagir Dionysio. Comme j’ai perdu la faculté de comprendre ce langage, il doit faire appel à l’usage de la parole pour me communiquer ses sensations. Il voit Solon, un vieux chaman d’Iquitos qui a été son maître. Son frère, ainsi que Jacques, sont là aussi. Il se lève et dit être un singe.

De mon côté, j’ai un peu peur. Dionysio me demande de ne pas m’arrêter et de chanter plus fort. Je me sens comme l’apprenti sorcier de Fantasia qui a trouvé une formule magique, mais qui après, ne sait pas l’antidote. Je me tourne vers José. Le regard qu’il m’adresse m’inspire confiance. Sous sa tutelle, je n’appréhende plus de poursuivre notre voyage. Au bout d’un moment, lorsque les visions de Dionysio sont à leur paroxysme, José reprend le contrôle en soufflant de la fumée de mapacho sur sa tête et en secouant un bouquet de feuilles séchées qui fait un mélodique bruissement. Sacha exécute une danse autour de Dionysio.

La session peut alors se terminer peu à peu. Définitivement, cette fois-ci.

Le lendemain, Dionysio resta longtemps pensif, assis sur le fauteuil en osier que j’avais réparé. Martín, le petit singe, vint se blottir dans ses bras. Tout d’un coup, on l’entendit hurler, complètement affolé. Il voulait jouer et avait mis sa main sur la cigarette de Dionysio. Pourquoi a-t-il ainsi brûlé son animal totem ?
L’heure du retour à Lima était arrivée. A Takiwasi, nous laissions des vrais amis. En rentrant par l’étrange échelle arrière intégrée du Boeing 727, Charles me dit qu’il avait le pressentiment que nous referions une séance de ayawasca avant de rentrer en France. Je trouvai cela bien saugrenu.

Pourtant à Lima nous retrouvons Jacques qui loge aussi chez notre ami commun Joseph, dans son superbe appartement dont les baies vitrées dominent les beaux quartiers de la ville. Nous voulions enregistrer des icaros chantés par lui, car ceux que nous avions fait à Takiwasi, en dehors des séances, n’étaient pas extraordinaires. Il accepta, mais il voulait créer une ambiance propice, avec peu de lumière et en fumant du mapacho dans sa pipe.

La séance d’enregistrement se transforme en séance d’Ayawasca, même si nous n’avons rien ingéré. A la fin, Jacques en fait la clôture, puis sans rien dire, il bénit avec de la fumée deux crucifix anciens qu’il nous offre. Il les avait achetés le jour même.

 Sans trop savoir pourquoi, nous dit-il, ça devait être pour vous.

Nous crûmes que c’était ça, le pressentiment de Charles, mais nous n’étions pas au bout de nos surprises.

Quelques jours plus tard, Adrián et Susana, un couple d’amis artistes, organisaient une performance d’acteurs à Barranco, le quartier colonial intellectuel de Lima, à l’occasion du centenaire de la naissance de César Vallejo. Il voulaient un grand nombre de participants et nous demandèrent de venir en jean, T-shirt noir, avec une petite cuiller. La performance devait se dérouler en improvisations autour d’un vers du poète :

Hay golpes en la vida tan fuertes como el odio de Dios [1]

Je ressortis de la performance avec une sensation de malaise. J’ai eu l’impression que l’improvisation nous avait conduit à singer en groupe une milice fasciste des chemises noires.

Deux jours après, je fus réveillé par un coup de fil de François. C’est lui, depuis Paris, qui m’apprit qu’un coup d’état a eu lieu au Pérou durant mon sommeil. J’allumai la radio pour avoir plus d’informations. Sur le seul canal qui continue d’émettre librement, le commentateur fait référence à l’Uruguay de 1973, dernier exemple en date en Amérique Latine d’un auto-coup d’état, perpétré par un président démocratiquement élu pour mettre la constitution sur la touche.

Les images se bousculent dans ma tête : la performance, la phrase de Vallejo, l’ayawasca, toute mon histoire...

Je suis né en Uruguay. Lorsque j’avais dix ans, en 1976, mes parents ont dû quitter leur pays persécutés par la dictature, et depuis j’ai vécu en France. Nationalisé français, j’ai effectué mon service national comme coopérant à l’Ambassade de France au Pérou. A la fin, avec Charles, nous avons fait un voyage de trois mois, revenant en Uruguay puis remontant toute la côte brésilienne, vivant le carnaval et découvrant les innombrables facettes de ces cultures de métissages parmi lesquelles se déroule la mienne. Après l’Amazone, nous sommes revenus au Pérou.

J’étais là, ahuri dans la lumière brumeuse, premiers signes de l’automne à Lima, à quelques jours de quitter le Pérou un peu de la même manière que j’avais dû fuir l’Uruguay quinze ans auparavant. Ce contact avec l’Amérique Latine qui m’avait semblé si différent, tout en me restant très proche bouclait sur lui-même et me renvoyait à mes origines par une étrange singerie.

Le jour même nous eûmes un coup de fil de José. Il avait dû faire un voyage éclair à Lima. Pas très préoccupé par la politique, il nous proposa de faire une autre séance d’Ayawasca. Etrangement cela ne nous faisait pas peur.

J’en espérais quelques éclaircissements. La séance fut agréable et riche en sensations, mais sans révélation majeure. L’Ayawasca n’aime pas les accélérations de l’histoire, elle a besoin de temps. Elle appartient à un monde qui n’est pas fondé, comme le nôtre, sur le déséquilibre du progrès, mais au contraire sur une harmonie parfaite des éléments qui le composent. Quel besoin y a-t-il d’en savoir plus avant d’avoir exploré à fond ce que nous connaissons déjà ?

Dans l’avion qui me ramenait à Paris, après plus d’un an et demi d’absence, je me demandais si comprenais quelque chose au monde qui m’entourait. Mais en tout cas j’avais une certitude : rien ne serait jamais plus comme avant.

Notes

[1Il y a des coups dans la vie aussi forts que la haine de Dieu.